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Une hallucinographie à froid

Anne Tronche

Préface du catalogue de la première exposition de Joinul, Les mots dans l’espace, à la Galerie Riedel (rue Guénégaud, Paris) en octobre 1981.

Parmi le grand nombre de visites d’ateliers, de promenades à travers les galeries que l’on effectue durant une saison, combien y-a-t-il de rencontres heureuses, de découvertes justifiant l’ardeur mise à voir? Peu, trop peu. Il arrive même que des périodes se perdent dans un brouillard grisâtre tant les faits artistiques paraissent militer en faveur d’une histoire circulaire, où ce qui revient fraternise avec ce que l’on connaissait déjà. En cela ma rencontre avec l’œuvre de Joinul est marquée à bien des égards, du sceau de la rareté. Ignorante de son activité picturale, ne connaissant de lui que quelques ouvrages littéraires, la première fois que je vis ses tableaux, j’eus le sentiment qu’un peintre était né. Non pas selon les normes de la croissance progressive dont l’éducation, l’apprentissage d’une technique jalonnent le cours, mais selon les lois plus insaisissables de l’apparition spontanée. En véritable marginal du territoire de la création picturale, il s’était inventé un langage qui ne demandait pas son blanc seing à la modernité, qui ne cherchait pas à s’inscrire dans le droit fil d’une tendance ou d‘une chapelle ; un langage qui affirmait avec véhémence sa singularité.

Joinul a, bien entendu, des prédécesseurs dans ce domaine. Comment, en effet, ne pas citer le nom de Jean Dubuffet, ne serait-ce qu’en raison des similitudes qui donnent à leurs travaux une humeur rebelle. Je veux parler de l’invention des techniques sauvages et de la mise en évidence des correspondances existant entre deux espaces considérés jusque là comme radicalement différents ; la peinture et le langage ou, si l’on préfère, l’univers des formes et celui de l’écriture.

Ce que dit un peintre à propos de sa peinture est capital pour en saisir non seulement les fonctionnements internes, mais la raison obsessionnelle. Certains en véritables théoriciens, bâtissent une science à leur service et commentent leurs œuvres à l’aide d’arguments qui les parent d’une fonction stratégique. Etranger à cette vue quasi militaire, Joinul entasse des mots de façon brouillonne, mêle dans ses propos des émotions nées du même branchement simultané: imaginaire-réel et, finalement, favorise la dérive d’une histoire nourrie d’un va-et-vient incessant entre ce que nous appelons «raison» et ce que nous appelons «poésie».

Il y a d’abord le récit technique permettant de découvrir les moyens de la peinture. Joinul utilise pour ses formes découpées et assemblées sur le support de la toile, un autre support textile moins anonyme: les draps d’asile qu’«une humanité souffrante a usés, a imprégnés de ses humeurs nocturnes, a marqués jusqu’à la trame de son passage». Sur ces draps,qui sont parfois reprisés (La cicatrice écossaise) il peint ses mots, ses formes, ses rêves. Comme si cette intimité entre le drap usagé et les sécrétions de l’imaginaire, du fantasme et du désir pouvait seule donner corps à l’objet du tableau. Ceci ne relève pas de l’anecdote, les raisons en sont trop violentes ; ceci relève du sentiment que certains d’entre nous ont de communiquer par leurs actes, leurs paroles ou leurs écrits avec le sens profond des choses. C’est une façon de conjurer l’indifférence des faits, une façon d’accorder son destin aux contraires en lutte dans l’existence.

Comme il y a toujours une logique dans les actes des créateurs attentifs à leurs plus intimes visions, ce sont les mots qui conduisirent l’écrivain Joinul vers la peinture. Les mots à qui il prêta un destin de choses en s’appliquant à les redéfinir visuellement, en exigeant que les lettres s’allient, s’imbriquent de toutes les façons possibles. Comme si cette hallucinographie à froid pouvait seul recomposer le flot mental dans son épaisseur désordonnée. Privés de lisibilité directe, les mots se transformèrent en corps baladeurs envoyant des télégrammes secrets au regard. Il suffit d’observer le très bel hommage rendu à Artaud, Car le cri organiquement, pour comprendre comment les blocs de mots brisés, disloqués, associés par un acte qui relève de l’interpellation poétique peuvent retrouver, en un point, ce degré de lisibilité qui réglemente la communication transparente.

Durant cette première période des travaux de Joinul, regroupés sous le titre générique de Théâtre, le sens n’est jamais absenté des surfaces, il y revient masqué, déformé par le travail inspiré des couleurs et des agencements formels, mais prêts à faire surface à tout moment.

Il est certain que la solitude dans laquelle se trouve un peintre favorise l’audace de ses inventions. Ne devant rendre compte à personne de ses choix, une immensité inconnue lui devient accessible. Joinul va ainsi en très peu de temps exploiter divers thèmes, faire varier ses gammes chromatiques, s’intéresser à des traitements formels différents. Tout se passe comme si le monde de la peinture ne lui semblait borné par aucune limite contraignante et qu’il y vérifiait à tout instant sa propre liberté à inventer.

La chaufferette à neutrons dont le titre lui a été fourni par un de ses livres, va définir le second cycle de ses travaux. Les fonds vont connaître parfois la rigueur de la monochromie, parfois la fantaisie d’un quadrillage libéré du souci de la géométrie. Quels que soient les principes adoptés, la couleur semble dicter ses lois, imposer à l’agencement formel des fragments collés une dépendance qui constitue les fondements même d’un langage d’investigation. Le tout est de savoir qui du signe ou de la couleur se fortifie au dépens de l’autre. Ce ne sont pas les signes-écriture de La crondication, pactisant avec le noir jusqu’à s’y noyer qui nous apporteront une réponse claire, tout au plus montrent-ils à l’évidence que Joinul réalise cette concentration magnétique de la pensée visuelle par laquelle la recherche d’un équilibre plastique est toujours la trace d’une expérience intérieure.

C’est probablement pour cette raison qu’il se renouvelle selon une logique qui parcourt la constellation des petits faits de la vie quotidienne et par une systématisation momentanée de ses trouvailles. Un voyage outre-atlantique ayant enfiévré son esprit il va s’attaquer au cycle U.S.A., en faisant en sorte que chaque tableau soit la trace mémorielle d’un événement vécu, d’une émotion ressentie. La statue de la liberté sur fond de drapeau, le continent américain entouré d’oiseaux migrateurs, le parc naturel de Yellow Stone traité à la façon d’une carte de grande randonnée, New York City synthétisé en quelques rectangles où le souvenir des gratte-ciel s’accroche discrètement, constituent le récit métaphorique d’un voyage où la déambulation, la lecture des poteaux indicateurs, l’observation des publicités lumineuses impriment des jalons. Parfois clairement lisibles, parfois réinventés selon un code personnel, ,des mots continuent à naviguer dans les toiles. Des mots différents, des mots exotiques, des mots saisis par le changement des consonances anglo-saxonnes.

La chambre 274 ouvre le cycle de Paris guide vert. Des tissus froissés, imprégnés de pigments puis collés, des gammes chromatiques familiarisées aux ressources du camaïeu, des mots codés plantés dans l’espace à la manière de figures y accompagnent le regard aux régions frontalières de l’ailleurs. Toutes les formes paraissent soumises à un glissement irrésistible vers un lieu (espace, temps, dimension?) vague et, tout à la fois, clos, que l’on pourrait situer entre le rêve et la vision.

Avec ses faisceaux proliférants de correspondance entre les situations plastiques, les thèmes, les écritures réinventées, la peinture de Joinul, dotée d’une structure complexe, semble agitée par une double volonté: laisser entrevoir et dissimuler à demi. Un mouvement y naît qui décale sans cesse nos points de vue, qui met en parallèle libertés formelles et contraintes des mots. Un mouvement à l’énergie d’une pensée se pulvérisant en étincelles. Probablement parce que l’acte pictural est pour le peintre une sorte de technique hallucinatoire pour se perdre au-delà du savoir, là où les mots interfèrent d’une façon confuse avec les actes, les représentations mentales et les «épluchures» d’images que sont les souvenirs. Le silence fait graviter dans l’espace les mots que peint Joinul, l’oubli des images y transfigure les formes en signaux énigmatiques. Ce sont justement ces paradoxes qui donnent toute sa saveur à l’œuvre, qui l’écarte de tout genre déterminé pour l’associer à l’expérience non renouvelable de l’invention d‘un monde par un regard.

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